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En bas, ça s'était pas vraiment calmé. Au contraire. Avec l'arrivée des journalistes de la télé, les jeunes s'étaient agglutinés sur la pelouse, à côté du parking. Des noms d'oiseaux volaient, pendant qu'un cameraman, imperturbable, filmait le sol du parking, en remontant lentement vers le bloc.

Il y avait aussi une voiture de la radio, garée en face. Deux ou trois autres pingouins arpentaient la rue et ça se voyait à 10 km à la ronde que c'étaient des journaleux. Quel cirque. Des gamins gueulaient des « m'ssieur, m'ssieur, prends moi en photo ». Les plus grands regardaient le barnum, l'air hautain.

Deux frangins qui habitaient au 7ème étaient en train de se faire interviewer par une blonde, qui avait un micro en main avec écrit RTL dessus. En passant, j'écoutai.

- Vous savez des fusillades comme ça, c'est tous les soirs ou presque ici.

La petite soeur hochait de la tête en cadence, tout en fixant le micro, impressionnée.

- Et vous pensez que les gens ont peur ?

Que des questions à la con.

- Ben forcément. Ces gens se tirent dessus pour un oui pour un nom, c'est dangereux...

Et la journaliste de continuer, encore et encore, à se faire raconter des conneries, avec un air compatissant à la noix.

Putain.

Fallait que je me casse ou j'allais faire un strike.

Je remontai la rue. Cent mètres plus loin, c'était peinard. J'avais trouvé un chauffeur, ne restait plus qu'à mettre la main sur un garage, ça commençait à être urgent. Et Fred n'avait toujours pas rappelé.

Deux journalistes me dépassèrent, en grande discussion.

- Tu sais s'il y a un point presse avec le proc ?

- Non, ce gros blaireau va rien faire, je le connais. Faut voir direct avec les flics. La brigade

criminelle ou celle des violences urbaines.

- Ouais parce que là... franchement, tout le monde donne une version différente.

- Essaie d'appeler la lieutenant que t'as interviewé pour ton reportage sur De Sousa, elle te doit bien ça. Avec la pub que tu lui a faite...

- Ouais t'as raison Olive, en plus elle est mignonne. Ca me changera de l'autre barbu de la section de recherche de la gendarmerie... tu l'as déjà vu ? Un gros con... l'autre fois, quand le petit avait disparu, tu te souviens ?

- Ben ouais je m'en souviens. On a passé la nuit dans les maïs avec les chiens de la gendarmerie qui beuglaient dès qu'on était trop près...

- Putain, c'était une sacrée nuit... et le lendemain, ce putain de sous machin truc qui nous fait le plan « on bosse, on a des pistes, plein de moyens sont mobilisés et tout le bazar », alors qu'ils avaient déjà un mec en garde à vue. Il nous avait bien enfumés celui-là.

J'écoutais les deux journalistes avec attention. Mais ils se mirent rapidement à parler de foot en regagnant leur bagnole.

Moi aussi j'aurai bien voulu savoir qui était le merdeux qui allait enquêter sur cette fusillade. Les flics ne prenaient pas vraiment ce genre de règlements de compte au sérieux.

Normalement. Parce qu'avec le barouf que foutaient les journalistes, les condés allaient être obligés de se bouger. Pas bon pour nos affaires.

J'étais presque arrivée au PMU pour prendre mon café quand une nénette assez jeune, style hippie, s'approcha de moi.

- Euh, bonjour, excusez-moi... Nolwenn Le Diwan. Je suis journaliste au Dernier Canard

Local... je peux vous poser quelques questions ?

Elle était plutôt pas trop moche et jetai des regards inquiets autour d'elle, en serrant fort son sac à dos. Elle était habillée à la baba cool. Grande robe en toile, bandeau ocre dans les cheveux, qu'elle portait tout ébouriffés. Et un pull atroce qui lui arrivait aux genoux.

- A quel sujet ?

- Je pense que vous avez entendu parler de cette fusillade, cette nuit ?

- Ouais, j'habite dans le bloc.

Je vis ses yeux pétiller. Style je tiens une bonne cliente. Putain de rapaces.

- Vous avez été réveillée par les coups de feu ?

- Pas du tout.

Elle me regarda bizarrement. Je pris un air plus souriant.

- En fait, j'étais pas là, j'étais en boîte.

Je venais de décevoir grave la Claire Chazal locale.

- Alors vous ne savez pas grand-chose de cette histoire.

- Non. Mais vous savez, tous les mioches qui en parlent à tort et à travers ne savent rien non plus. Vous savez comment ça marche dans les quartiers.

Je m'efforçais de parler correctement.

- Il se passe quelque chose, un truc de rien du tout et d'un coup ça part en live. Ce matin, les gens parlaient de pistolet à grenailles, de trois ou quatre coups. Et là, à midi, c'est du fusil à pompe, des dizaines de coups tirés... vous voyez ? Ce soir, ce sera la guerre du Golfe si ça continue... que des conneries. En fait, ce quartier est plutôt calme. Quoi qu'on en dise.

Elle me souriait, tout en notant ce que je disais.

- Je vous jure c'est vrai.

Elle continuait à noter, sans lever les yeux de son carnet à spirales.

- Eh... vous allez me citer dans votre article ou quoi ?

- Je ne sais pas encore. Mais votre point de vue est intéressant.

- Merci. Ce que je voulais vous dire, c'est qu'ici il ne se passe pas grand-chose en fait. Les

jeunes se la pètent racaille top niveau, mais à part voler des scooters, ils font rien. Ils se la

raconte vous voyez ?

Miss Chazal me regardait, mielleuse. De toutes façons je pouvais dire ce que je voulais, elle était payée pour faire semblant d'être d'accord avec moi.

- Bon, merci et bonne journée encore.

- Ouais salut. Et ne dites pas trop de mal de ma cité pour une fois...

Elle sourit, puis accosta une vieille qui sortait de la supérette.

Putain, fallait acheter le journal demain. Les Mailles faisaient la une.

J'avalai rapidement mon café. Dès que je posai mon cul sur une chaise, je sentais le calibre contre ma cuisse. J'aurai jamais pensé devoir me trimballer un jour armée dans mon putain de quartier. Avec ce que je venais de raconter à la gonzesse du canard en plus. Quelle merde. En plus, il faisait toujours aussi chaud.

Fallait que je me speede un peu. David n'allait pas tarder à appeler et je n'avais toujours pas récupéré la savonnette pour mon rencard tardif avec Saveljic.

Je pensai un moment à Alexia. Je ne savais pas trop si j'avais pris la bonne décision en la

mettant dans le biz. Sur le moment, ça m'avait semblé être une solution miraculeuse, mais là, je savais plus trop. Rasta allait certainement être fou furieux.

J'arrivai au garage quelques minutes plus tard. Au moment même où mon téléphone se mit à vibrer dans ma poche. Juste à côté de ce putain de gun.

Rasta

- Yo patronne. T'es où ?

- Au garage. Viens.

- J'arrive.

Je voulais qu'il soit là. J'avais la trouille. Fallait bien que ça vienne. Je commençais à avoir le contre coup de cette nuit. Sévère. Et le pistolet pas chargé. Putain, on n'était vraiment pas passés loin de la catastrophe. Un blessé, un mort. Une nuit au poste. Voir plus, si affinités.

Je mis la main sur une savonnette et découpais rapidement un kilo, au fond du garage. Il y

avait un grand couteau dans le coffre vert. Et un réchaud. Le tout ramené par Francis, qui avait piqué ce trophée lors du cambriolage d'une caserne militaire à moitié abandonnée. Je chauffai assez longtemps la lame, puis je tranchai dans le shit. J'entendais le léger bruissement de la résine. Elle fondait comme du beurre, grâce à la chaleur. Les odeurs de shit brûlé montaient progressivement aux narines.

Puis je fis deux paquets de même taille et un troisième plus gros. Dans le sac, restait encore un kilo emballé avec soin dans du cello. C'était une réserve de secours. On comptait toujours un kilo supplémentaire. A chaque commande. Juste au cas où.

Un bruit de voiture. Je sursautai, parce qu'on avait vraiment un garage tout au fond de la résidence. Celui d'à côté était inoccupé parce qu'il prenait l'eau. Restait juste un voisin. Je jetai un oeil. C'était bien lui et sa Fiesta pourrie. Pouvait pas me voir de là où il faisait sa manoeuvre. Et en plus, c'était un toxico. Il nous balancerait jamais.

Un autre bruit de moteur. Un bruit de pot bizarre, qui ronronne. Je rangeai tout, direction la

porte.

Rasta.

Il avait trouvé une Alfa 147. Rouge. Forcément. Quel flambeur. Et un pot Sebring à la con.

- Salut patronne.

- Rasta... ça me fait plaisir de te voir. Vrai.

Je m'approchai et lui tapait sur l'épaule.

- Pareil... faut dire, avec tout ce bordel, je suis pas non plus très irie, si tu vois ce que je veux dire.

- Ouais, en paix avec toi-même, un truc dans le genre.

- Un truc dans le genre... Et sinon, c'est mort pour le voyage au Mexique.

Il sourit, énigmatique.

- J'ai utilisé le fric du billet d'avion pour ma nouvelle petite gâterie.

Il matait sa caisse comme si c'était une gonzesse.

- Je croyais que tu m'avais dit jamais plus les italiennes, c'est des salopes ?

- J'ai changé d'avis.

Il la regarda à nouveau, en faisant une grimace.

- Et que dirait Jah, s'il te voyait adorer une autre idole que lui ?

- Oh man patronne, elle m'a fait de ses yeux doux, avec ses jantes alu et ses pneus 16 pouces. Une tuerie. Il aurait fallu être très fort pour résister à cette tentation. Surtout après notre nuit. Patronne, ça craint tu sais...

- Sûr que ça pue. Tu me ramènes ? Et ensuite, vers 19h faudra aller au parc, voir Saveljic.

- Ok

Il faisait un peu la tronche, vu qu'il ne pouvait pas blairer le Serbe depuis qu'il l'avait traité de négro, un soir où il était complètement cuit chez Fred. Mais bon, bizness is bizness et David n'avait pas le choix. Il était payé pour ça.

Au bloc, ça s'était enfin calmé. Tous les journalistes avaient quitté la zone, écrasés de chaleur et les flics avaient disparu depuis longtemps. J'avais envie d'un pétard et d'un thé à la menthe. Rasta se lança dans la fabrication des deux, tandis que je m'affalais comme une méduse dans le canapé.

J'avais un message sur le portable espagnol. Hassan était en route. Il devait être là dans deux ou trois jours. Tout se déroulait au poil. J'appelais vite fait Fred, pour le garage. Un bon plan se dessinait, mais ça risquait d'être cher, comme il disait.

- Dis moi combien Fred, si tu sais a peu près.

- Disons... au moins 40 euros par mois.

C'était plus du double que les prix aux Mailles. Normal.

- Ecoute Fred, j'ai pas trop le temps de chercher de toutes façons. Alors t'emmerdes pas, si c'est 40 euros ou même 50 on va casquer.

- Ok patronne. De toutes façons, je vois le gars ce soir. Autour d'une bière, il va peut être

descendre à 30.

- Ou alors tu lui proposes de payer cash 6 mois. Et tu négocies un mois ou deux gratis. S'il a besoin de caillasse fraîche, ça le fait.

Fred semblait trouver l'idée plutôt bonne.

Cool.

Rasta me tendit le spliff. Mon thé commençait déjà à refroidir dans le verre. Il aurait fallu que je fasse un ménage d'enfer. Ma table basse ressemblait à Beyrouth. Je mis la moitié du bordel par terre, que David puisse au moins poser la théière qui lui cramait les doigts.

J'avais un coup de mou. La fusillade était passée au second plan, mais je repensais à notre soirée en boîte. A Julie.

Putain.

J'aurai voulu extirper toute la haine que j'avais encore en moi. Je m'en voulais d'être comme ça, encore pleine de ressentiment et d'envies de meurtre. J'étais passée direct de l'amour à la haine. Classique. Et la haine était tenace. Plus que j'aurais imaginé.

- Eh patronne, tu scotches ?

Le pétard était entrain de se consumer, seul, entre mes doigts.

- Excuse Rasta man... écoute, je voulais te dire, j'ai réglé l'histoire du garage et j'ai trouvé un deuxième chauffeur.

Il me regarda bizarrement. Sans poser plus de questions, comme à son habitude.

- Je ne pouvais pas demander à Hassan de redescendre seul avec Laurent. Sinon, ils auraient pas eu de voiture ouvreuse. Et ça, ça craint trop.

- Ouais je sais. T'as choisis qui finalement ? Francis ?

- Non, il boit trop, il n'a pas le permis... et surtout, il part au quart de tour. Trop imprévisible

pour ce job. Non, j'ai demandé à Alexia.

- Alexia ? Sans déconner...

Il me fixait de biais, l'air songeur. Je savais très bien à quoi il pensait, son visage était un livre ouvert. Il se disait que la patronne était en train de foirer grave. De partir en lattes.

- Ecoute patronne, pour moi il n'y a pas de soucis. Alexia fera une très bonne ouvreuse. Une femme, c'est toujours mieux, plus discret et tout, mais...

- Mais quoi Rasta ?

Je l'avais coupé un peu agressivement.

- Mais tu sais ce que je pense... bizness et sentiments... pas bon...

- Je sais Rasta et j'y ai réfléchi. J'aime bien Alexia, mais elle ne me plait pas plus que ça et il n'y a aucun risque que j'en tombe amoureuse.

- Je te crois patronne. Je te vois, je te connais. Putain je sais comment tu es. Mais elle... c'est elle qui me fait peur.

Il n'ajouta rien. Je n'avais même pas voulu songer à cet aspect là du problème. Pourtant Rasta avait raison. Elle l'avait dit, qu'elle faisait le job pour moi. Pour moi. Pouvait pas être plus claire.

Merde.

Je branchai la radio, tout en finissant le joint ultra chargé de Rasta. Mes yeux se plissaient et je sentais mes paupières super lourdes. Il était fou cet Antillais.

La fusillade « inexpliquée » ouvrait le journal local de 17h. Je montai le son.

«... reportage sur place, de Luc Dahan ».

« Il était plus d'une heure hier soir rue de Vancouver quand des échanges de coups de feu ont été entendus par des dizaines d'habitants des Mailles. La police s'est rendue rapidement sur les lieux, mais n'a découvert sur place aucun blessé, ni aucune arme. Selon des témoins de la scène, les tirs seraient partis d'une voiture garée sur le parking d'un immeuble. On ignore pour l'instant les raisons de cette rixe. Aucun blessé par arme à feu n'a été recensé dans les hôpitaux du département et... »

Le journaliste poursuivait son blabla, entrecoupé par des témoignages de voisins. Je ne reconnus personne en particulier, sauf Paulette, la voisine d'en face qui avait désormais peur de « promener son caniche ». Puis un mot du proc, qui disait que « les enquêteurs n'excluaient aucune piste. Du différend amoureux au trafic de produits stupéfiants ».

Bref ils savaient que dalle ces nases. Il n'y avait aucune interpellation. Ils nageaient dans une putain de semoule bien épaisse.

- T'as vu Rasta ? Que dalle. Ces blairos savent que dalle.

- Euhm...

Il ne dit rien et commença à rouler un joint. Il venait tout juste d'écraser l'autre dans le cendrier. Nous aussi on était des toxicos graves.

- Méfie-toi patronne. Faut pas se la jouer. J'ai discuté avec des potes de la rue de Toronto, tu sais les deux Turcs, Mehmet et Gurcan... ils se sont fait gauler la semaine dernière, avec dans le coffre plusieurs chaînes Hi-Fi braquées dans des pavillons. Et ben les flics sont allés au bout du bout de la procédure de recel. Et surtout, l'enquêteur qui les a entendus leur a dit qu'avec leur nouveau chef, « le bordel aux Mailles, c'est fini ». Apparemment, y a eu pas de mal d'arrivées de nouveaux, des jeunes, et ils sont tous au taquet. Et tu sais ce qu'il leur a dit ce keuf ? Que le trafic de shit vivait ses dernières heures dans le quartier. Ordre spécial du patron ou un truc dans le genre

- C'est des conneries Rasta. Pour faire peur. Les flics sont pas tous abrutis, ils savent lancer une rumeur dans une cité, pour faire flipper. Et d'abord comment tu veux qu'ils éradiquent le shit ? C'est rien que du flan, autant tenter d'interdire l'eau courante.

- Ouais patronne.

Rasta n'était pas convaincu. Moi non plus. Eradiquer, c'était pas possible. Il y avait trop de monde qui fumait, tous les gosses de riches étaient intoxiqués. Fallait de la résine, de la résine et encore de la résine. Mais nous, les flics pouvaient nous zapper. Un GIR et puis fini. J'étais bien placée pour le savoir.

Les mauvais signes étaient trop nombreux autour de nous. Pas difficile à comprendre. Flics, rivaux, arnaqueurs à deux balles... tout le monde semblait être à nos trousses. Et à force de se défoncer la tronche et de faire de l'argent, on avait complètement oublié que tout ce bizness était tout sauf un putain de jeu pour les gamins.

- T'inquiète Rasta. La nouvelle cargaison va arriver. On va jouer serré. Et ensuite, dès la fin de l'été, on va se mettre au vert quelques semaines.

- Ok patronne. Comme tu voudras. Mais avant de se casser et de livrer notre quartier aux barbares, je veux qu'on retrouve les enfoirés qui m'ont obligé à brûler ma caisse. Patronne, ils nous ont tiré dessus. Ils voulaient notre peau. C'était pas un putain de grenaille qu'ils avaient.

- Ouais je sais Rasta. Mais tout le monde nous attend au tournant. Y compris les flics. Cette putain de fusillade, c'est zéro pour le bizness. Les mecs qui ont fait ça le savent. C'est pour ça que ça a canardé en bas de chez moi. Parce qu'il y a des petits cons qui se croient dans Scarface. Qui croient qu'en foutant le bordel au pied de mon bloc je pourrai plus dealer mes kilos. Et tu as raison. Pour ça ils vont payer ces enfoirés. Et pour ta caisse aussi. Mais va falloir être patients.

Il tira une énorme latte en hochant la tête. 

Fallait qu'on se bouge. Filer le kana à Saveljic et récupérer la maille. Et bye. Ensuite, restait plus qu'à se terrer comme des fennecs débiles. En attendant l'arrivée de Hassan. Et des 80 kilos de stuff.

 

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