1

Publié le par Barbara Schuster

JUIN 2003

 

Personne ne va mourir,
Personne ne sera blessé.

 

 

 

Putain.

La journée commençait bien. Je venais de raccrocher le téléphone, pour découvrir que Karim, Pti Ka comme tout le monde l'appelait, venait de se faire serrer par la BAC. A 9 heures du matin. Comme d'habitude, cet abruti n'avait pas mis sa ceinture. Du moins, c'était la version de Rashida. Elle avait assisté à l'interpellation du haut de son bloc et elle était formelle. Pti Ka n'avait pas sa ceinture de sécurité et les cow-boys dans leur Safrane s'étaient fait un plaisir de le choper.

Je soupirai, tout en prenant ma boîte à herbe en mains. Ne restait plus qu'à espérer que Pti Ka n'ait pas gardé tout le matos dans son coffre, sinon il était cuit. C'était la troisième fois qu'il se faisait alpaguer, toujours sans ceinture et toujours sans permis. Cette fois il était bon pour le trou. Si en plus les flics trouvaient son chargement, il partait pour au moins un an de gamelle.

Je pris mon autre portable, tout en sortant des feuilles à rouler de ma poche arrière. Il fallait que je prévienne Me Fischer, qu'il se rende tout de suite à l'hôtel de police. Sinon, Pti Ka allait gamberger en cellule. Pas bon pour les affaires.

Le baveux décrocha à la deuxième sonnerie.

- Allô ?

Une voix enjouée, très pro. Faut dire qu'on mettait pas mal d'eau à son moulin les derniers

temps.

- Salut, c'est encore moi. Tu as deux minutes ?

- Je t'écoute patronne, quoi de neuf ?

-Rien de bon, sinon je ne t'appellerai pas. Karim El Wifi, tu le remets ? Le petit frère de Hamidou ? Il s'est fait arrêter devant le CSC, en voiture. Il doit être au frais, soit au poste, soit au central. Tu peux te renseigner ? Et essaie de récupérer la bagnole. Débrouille toi.

- Bien sur, je m'en occupe immédiatement. Je te tiens au courant.

Il avait déjà raccroché.

Un problème de réglé. Ne restait plus qu'à se mettre sérieusement au boulot. Il ne fallait pas rêver, la résine confiée à Pti Ka était certainement perdue. Soit elle était dans la caisse et elle serait fatalement saisie. Soit il l'avait planquée en lieu sûr et il faudrait attendre le premier parloir pour en savoir plus.

Merde.

Je calculai rapidement. Il avait deux kilos, sans compter la caisse, qui allait certainement être confisquée. Plusieurs milliers d'euros venaient de partir en fumée. Soit deux bonnes journées de travail.

Remerde.

Je fumai mon premier spliff de la journée, sans me presser. J'avais oublié mon café dans la cuisine quand le téléphone avait sonné. Et maintenant il était froid. David devait arriver dans la demi-heure, j'avais le temps de refaire couler une cafetière.

Tout en fumant, je cherchai mes feuilles de compte. Le mois de juin avait été très faste jusqu'à présent. On avait fait un putain de bon bizness. Près de 30 kilos avaient été écoulés, malgré l'arrivée des renforts de CRS, qui faisaient du contrôle routier dans tous les coins. Au début du mois, Hassan avait tourné durant quatre jours dans le quartier, pour relever tous les points de contrôle possibles. Et tous les soirs, ses deux petits frères, les jumeaux comme tout le monde les appelait, sillonnaient le secteur à vélo pour nous avertir.

Probant. Seul un client avait été arrêté chargé. Pour tout le mois.

Jusqu'à ce matin.

Pti Ka, merde.

J'écrasai le mégot dans le cendrier marocain. Ma sonnette venait de retentir quatre fois.

J'enfilais un jean, une paire de baskets, puis je descendis.

La cage d'escalier puait la pisse. Je soupçonnais la vieille du rez-de-chaussée, qui avait une dizaine de chats dans son deux pièces.

Il y avait du soleil et il faisait déjà chaud, même s'il était à peine 10h. David était en bas, en jeans et tee-shirt serré. Accoudé à la BMW. Il fit un signe de tête, puis m'ouvrit la porte passager.

-Respect patronne, que la journée soit fructueuse.

David était antillais et se prenait pour un rasta jamaïcain. Il parlait par métaphores et périphrases et invoquait jah à tout bout de champ. C'était son délire. Mais sous son air doux et détendu se cachait un vrai furieux, qui avait arrêté le crack en demandant à son frère de l'enfermer une semaine dans une cave de la cité avec un peu d'eau, quelques bananes et un seau pour vomir.

Ça faisait deux ans que je le connaissais. Il avait tué un homme pour pouvoir travailler avec moi. Puis il était venu, tous les soirs, vers 19h, au pied de mon HLM. Il me regardait entrer et sortir, sans dire un mot.

Au bout d'un moment, ça m'avait tapé sur le système.

- Hassan, c'est qui ce mec ? Quand même pas un de ces putains d'indics...

- C'est un crackman patronne. Son prénom c'est David. Selon mon cousin Ismaël, il aurait fait de la taule en Guadeloupe. Il l'a vu taper le cailloux avec Steevy et Rudy. Rien que de la racaille.

A peu près au même moment, Andre de Sousa avait disparu et la situation s'était tendue de plus belle entre les Mailles et la cité voisine, d'où venait celui qu'on surnommait « Dédé le portos ». Deux de ses frères avaient directement menacé Hassan de mort. Mais ça s'était arrêté là. Le corps du Portos n'avait jamais été retrouvé et la police avait rapidement balayé l'enquête, contente d'être débarrassée du plus gros fournisseur d'herbe et de cocaïne du département. Les frangins de Sousa avaient eu des assurances qu'on y était pour rien. Avec Hassan et Saveljic, on avait multiplié les hypothèses sur cette disparition. Le coup ne venait pas de nous, c'était la seule certitude. Saveljic, en bon Serbe, pensait que c'était «ces fils de putes de Kosovars de merde » qui fournissaient Dédé qui lui avaient fait son compte pour une dette restée impayée. Puis l'histoire s'était tassée, au prix d'une vingtaine de voitures brûlées dans le fief du Portos.

David, lui, n'avait pas bougé. Au bout de trois semaines, il était toujours planté en face de chez moi. Un jour qu'il pleuvait des cordes, je dis à Hassan de le faire monter.

- Z'êtes sûre patronne ? Ici, au QG ?

- Plus que sûre.

J'avais demandé à mon bras droit de sortir de la pièce. Hassan, l'air inquiet, avait chargé un de ses deux 357 Magnum et m'en avait tendu un, que j'avais ostensiblement coincé dans ma ceinture.

David était entré. Trempé.

- Sèche toi.

- Oui madame.

- Et bouffon, ne m'appelle pas madame, ok ?

- Oui.

Il se sécha, en prenant son temps, puis enleva son tee-shirt détrempé. Trois longues cicatrices lui barraient le torse. Il sourit.

- Souvenir de prison.

Je roulai un pétard, qu'il refusa parce qu'il n'était pas « ital », c'est à dire roulé à la manière rasta.

- Qu'est ce que tu veux Rasta man ?

- Travailler pour toi.

Je lui soufflai la fumée en direction du visage.

- Ah ouais ? Et tu crois que tenir les murs en bas de chez moi, ça suffit comme période

d'essai ?

- Non.

Il fouilla dans sa poche. Ma main se rapprocha instinctivement du revolver, mais il sortit

simplement une bague en or.

- C'est pour vous.

- Tu veux me demander en mariage maintenant Rasta man ? Ecoute, j'aime pas trop qu'on se foute de ma gueule, j'aime pas les devinettes et là je perds mon temps.

Il ne répondit rien et me tendit l'alliance. En pointant du doigt la gravure, à l'intérieur. André

da Sousa, 1986. C'était la bague de mariage du Portos.

- Hassan !

Il entra immédiatement dans la pièce, en regardant de haut le grand black assis par terre,

uniquement vêtu de son bas Sergio Tacchini.

- Il y a un problème patronne ?

- Non, tout va bien. Trouve des habits secs pour Rasta man. C'est ton nouvel équipier. Il

commence tout de suite. En remplacement de Kito. Je l'ai encore aperçu avec une pipe à crack chez Fred. Je l'avais prévenu, mais il a déconné. Pour lui, c'est terminé.

- Bien patronne.

Il regarda la bague, puis David, mais ne posa aucune question.

-Allez viens Rasta.

C'est ainsi que David était devenu mon chauffeur et garde du corps. Hassan était de toutes façons de plus en plus occupé avec les Marocains. Quand il partait en Espagne ou au bled pour régler nos affaires, David pouvait rester avec moi.

Mais ce matin, il nous fallait du renfort. Je détestais les impayés.

- On va chercher Francis.

La BMW noire démarra tout en douceur, et on traversa les Mailles sans se presser. Des

gamins jouaient au foot, sur le parking de la supérette turque. Je reconnus les deux jumeaux, déjà en train de traîner sur l'esplanade, avec chacun un maillot du Real. Zidane et Beckham. Francis attendait, tranquille, assis sur un plot en béton. Il se curait les ongles avec son couteau papillon, tout en sirotant une canette de 8.6. On s'arrêta devant lui.

- Ola patronne, ola gadjo.

- Monte Francis, on a du boulot.

Il s'assit à l'arrière sans rien dire et replia son couteau.

- Tu vois le sac noir à tes pieds ? Ouvre le et prends ce qui est rangé dans le sachet plastique bleu.

- Ok patronne.

Il se saisit d'un pistolet automatique. C'était un Sig Sauer presque neuf, je l'avais récupéré la veille. Le numéro de série était proprement limé. Du bon boulot.

- Où on va patronne ?

- Tu verras, ce sera pas long. Et mets le silencieux, tu veux bien ?

Le gitan était un peu nerveux, parce qu'il était encore tôt et qu'il n'avait pas eu le temps de

descendre ses trois bières matinales. Et de toutes façons, il devenait toujours nerveux dès qu'il avait un calibre en main. Parfait pour le genre de rendez-vous qu'on avait.

Il nous fallu quelques minutes pour arriver au boulevard des Rosiers. David se gara, puis m'ouvrit la porte de la BMW. Francis suivait, toujours silencieux. On était devant la porte d'un immeuble un peu défraîchi.

Publié dans 1ère journée

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article